7.

— Z’auriez pas vingt-cinq cents, m’sieur ? S’il vous plaît ! Il faittrès froid ici, m’sieur. Vous avez pas deux p’tites pièces ?… Ah !merci. Merci beaucoup, m’sieur. Vous venez d’me sauver la vie !

Ce soir-là, aux environs de dix-neuf heures trente, un clochard connu sous le nom de « Tchatcheur » quémandait habilement de lapetite monnaie et des cigarettes sur Atlantic Avenue, à Brooklyn.

L’homme mendiait assis, recroquevillé contre la façade de briques rouges délabrée du restaurant La Maison du Yémen et du Moyen-Orient. L’argent affluait, comme si ses haillons souillés dissimulaient un aimant.

Après un beau coup – quarante-huit cents accordés par un hommeà l’allure de prof branché de Brooklyn Heights accompagné de sa petite amie –, le sans-abri s’offrit une petite lampée d’une flasque deFour Roses dont le contenu diminuait comme une peau de chagrin.

Il savait qu’il était contre-productif de boire tout en demandant l’aumône, mais il s’agissait là d’une nécessité absolue, ne serait-ce que pour lutter contre le froid âpre de l’hiver. De plus, boire faisait » qu’on le veuille ou non, partie intégrante de son image…

La toux profonde et grasse qui suivit la gorgée de bourbon sonnait suffisamment tuberculeuse pour convaincre un généraliste en goguette. L’homme avait les lèvres tuméfiées. Livides et gercées, comme si elles avaient récemment saigné.

Pour cet hiver, il s’était choisi une parka de la marine sans manches, portée par-dessus plusieurs couches de chemises de bûcheron colorées. Il s’était procuré des baskets montantes noires trouées au bout, des chaussettes de basket autrefois blanches et un pantalon de peintre à présent recouvert d’une épaisse couche deboue, de vomi et de crachats.

Les touristes semblaient adorer.

Il leur arrivait de le prendre en photo afin de pouvoir illustrer, une fois de retour chez eux, le caractère impitoyable de New York City et sa misère noire.

Il aimait poser ; ensuite, il réclamait un dollar, ou quoi que ce soit que sa clientèle avait à lui offrir. « Faut passer à la caisse, mon pote ! »

Dans l’immédiat, à travers ses paupières mi-closes et poisseuses, Tchatcheur observait à la dérobée l’habituel défilé du début de soirée devant l’enfilade de restaurants moyen-orientaux qui se succédaient sur Atlantic Avenue.

Ce quartier était sept jours sur sept un bazar bruyant, un défilé incessant d’immigrés arabes, de petits cons de la fac, de gens travaillant à Brooklyn qui venaient manger exotique.

On entendait toujours, dans le lointain, le cliquètement du métro aérien.

Un groupe de jeunes employés de chez McDonald’s qui rentraient chez eux après le boulot passèrent devant Tchatcheur : deux filles noires rondelettes et un garçon métis maigre de dix-huit, dix-neuf ans.

— Hé, McDonald’s ! leur lança le clochard d’une voix rauque. Le Whopper du Burger King est meilleur que votre Big Mac. Pas de bol pour vous. Z’avez vingt-cinq cents pour moi ? Ou quelque chose pour me payer un McCoffe ?

Les jeunes affichèrent un air outragé, puis l’un d’eux riposta :

— On t’a rien demandé, le crevard. Espèce de vieux maboul. Va mourir, enfoiré.

Les trois jeunes gens poursuivirent gaiement leur chemin. Abusés, comme les autres passants.

Et pourtant… Quiconque se serait donné la peine d’examiner Tchatcheur d’un peu plus près aurait remarqué certaines incongruités chez le sans-abri.

Tout d’abord, sa carrure et son tonus musculaire, réellement impressionnants chez un clochard sédentaire.

Son regard, aussi, presque continuellement en alerte. Ses yeux scrutaient assidûment l’avenue, enregistrant tout ce qui s’y déroulait.

Tchatcheur, de son vrai nom Archer Carroll, était un flic. Déguisé en cloche, il effectuait une mission de surveillance qui durait depuis cinq semaines et dont il ne voyait pas le bout.

Au même moment, sur le trottoir opposé de cette rue très fréquentée de Brooklyn, à l’intérieur du Sinbad Star Restaurant, deux Irakiens d’une petite trentaine d’années dégustaient ce qu’ils tenaient pour la meilleure cuisine moyen-orientale de New York. Ils étaient l’objet de la longue et pénible surveillance de Carroll.

Les deux hommes avaient choisi une alcôve au fond du petit restaurant, où ils avalaient à grand bruit une épaisse soupe de caroube.

Suivirent un taboulé moucheté de menthe et de l’houmous couleur crème, accompagnés de riches mélanges, raisins, pignons, viande d’agneau, olives marocaines – les denrées qu’ils préféraient au monde. La vie les gâtait.

— Tu parles comme un ancien de l’infanterie. Cette façon de déconner, cette ironie… J’en ai la larme à l’œil.

— Si on se fie aux apparences, je suis toujours dans l’infanterie. Sauf que j’ai bien peur qu’aujourd’hui nous nous battions contre les bérets verts…

Le pilote tourna la tête vers Carroll et lui lança un regard entendu.

— C’est vraiment des sales types, pas de doute là-dessus. Tout à fait le genre des forces spéciales.

Quatre-vingt-dix mètres plus bas, le FDR Drive déroulait son ruban argenté et noir chatoyant. Les véhicules des vétérans ressortaient, d’un jaune vif, presque criard. Lorsque la procession de taxis traversa le Brooklyn Bridge, les deux hélicoptères Bell s’élevèrent et se tinrent à distance pour éviter de se faire remarquer. Ils s’éclipsèrent brièvement dans des nuages bas.

La chemise de Carroll était déjà trempée. Il avait l’impression de tout voir de loin. Le monde était légèrement flou et irréel. Tout compte fait, ils allaient résoudre l’affaire Green Band.

Il vit que, de l’autre côté du pont, dans Brooklyn, la circulation était dense mais mouvante. Le grondement régulier des voitures et de rares coups de klaxon s’élevaient jusqu’à la cabine de pilotage.

— Ils empruntent la sortie Navy Yard ! Carroll à la tour ! hurla-t-il dans le micro. Le convoi des taxis Vétérans sort à Navy Yard ! Ils s’enfoncent dans Brooklyn, en direction du nord-est !

Vendredi Noir
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